
Distraction, charge de travail, interruption de tâche… un cocktail à surveiller.
L’interruption de tâche est bien connue comme menace latente en aviation. Le cas le plus symptomatique se déroule lors d’une visite prévol. Votre téléphone portable sonne… Une personne passe à proximité et vous interpelle sur un sujet connexe… et la prévol risque d’avoir laissé passer un point critique : le retrait du cache-Pitot, le verrouillage de la trappe à huile… D’où l’importance de « s’enfermer dans une bulle » et de ne pas en sortir avant la fin de la tâche entamée. Ou, si l’on n’a pas pu faire autrement, reprendre en amont la visite prévol dans l’exemple cité.
Une erreur d’attention – les Anglo-saxons parlent de « distraction » au sens de « diversion » – peut également voir le jour en cas de surcharge mentale, surtout si un paramètre de pression temporelle s’ajoute à l’équation. C’est le cas d’un atterrissage sur le ventre survenu en décembre 2024 à Saint-Barthélemy. Le pilote d’un Piper PA-23/250 Aztec prend contact
avec l’agent Afis de l’aéroport, prévoyant un atterrissage en piste 28.
Ce terrain est très particulier, avec une finale 10 qui fait la joie des photographes avec des appareils en finale frôlant une route pour suivre au mieux le relief tout en visant le seuil de piste, cette dernière étant relativement courte (646 m de long pour 18 m de large). Le terrain est ainsi restreint aux appareils compatibles avec ce type d’approche et aux pilotes autorisés. Si les conditions de vent le permettent, l’atterrissage en 28 est plus aisé.

La chaîne d’événements se mettant en place
Mais après son contact radio, le pilote d’un Britten-Norman BN2 Islander s’annonce en approche pour la 10, demandant au pilote du PA-23 de donner sa position exacte. Ce dernier lui répond être en base main gauche pour la 28. Le pilote du BN2 indique être établi en finale 10. Le pilote du PA-23 répond qu’il aimerait être numéro 1, ce que le pilote du BN-2 accepte. Alors que le PA-23 est en base pour la 28, l’agent AFIS aperçoit de la fumée sortant du moteur gauche et le signale au pilote. Il s’avérera par la suite qu’il s’agissait d’une fuite d’huile.
Peu après, bimoteur à l’arrondi, l’agent AFIS constate que le train d’atterrissage du PA-23 n’est pas sorti, il avertit le pilote, anticipe que la piste sera bloquée et informe immédiatement le pilote du BN-2. Le PA-23 touche le sol sur le ventre, glisse et s’immobilise en finissant dans un panneau du taxiway. Le pilote du BN-2 remet les gaz, constate que le PA-23 est tout juste en dehors des servitudes de piste. Il demande s’il peut atterrir dans ces conditions. L’agent AFIS prévient l’ensemble des trafics que la piste est fermée.
Le pilote du PA-23 n’est pas un débutant, avec 6.000 heures de vol dont près de 1.300 sur type, dont 7 dans les 30 derniers jours et 3 sur le type. Il a choisi d’atterrir en 28 car il avait noté un vent inférieur à 8 Kt. Les informations météorologiques lors de l’accident indiquent un vent du 080° pour 11 Kt. Mais alors qu’il était en étape de base, il a ressenti « une certaine pression » de deux sources différentes. La première était d’atterrir au plus vite pour limiter la gêne du
BN-2 en approche au QFU opposé. Il a effectué « sa check-list avant atterrissage sans noter
de point particulier ».
En courte finale, l’annonce par l’agent AFIS d’une fumée au niveau moteur gauche l’a préoccupé durant la fin de l’approche. Avion a seuil au moment du toucher des roues,
le message de l’agent AFIS sur le train non sorti a été entendu mais trop tardivement.
Le bimoteur a atterri sur le ventre. Le pilote n’a pas entendu d’alarme ni noté que les indicateurs de train n’étaient pas allumés (trois vertes). « Persuadé d’avoir sorti le train,
il pense a posteriori avoir omis cette action ».

Ainsi, le scénario s’est progressivement mis en place avec un pilote concentré sur la situation de son moteur gauche et la pression temporelle de réaliser un atterrissage au plus vite pour laisser la place à un autre appareil au QFU inverse. « La volonté du pilote d’atterrir en premier, à contre-QFU, alors qu’un autre avion était déjà en finale en sens opposé, a généré une accumulation de contraintes. Ces contraintes ont pu conduire le pilote à précipiter certaines actions de la phase d’approche au détriment de la gestion complète de la configuration de l’avion avant l’atterrissage » précise le BEA.
Ces contraintes ont pu « limiter la capacité du pilote à mobiliser l’ensemble de ses ressources cognitives pour gérer pleinement l’approche », avec l’absence de détection de la non-sortie du train tout en indiquant avoir réalisé la check-list d’approche, une concentration accrue par l’anomalie du moteur « détournant son attention de certaines tâches critiques » en approche, avec en plus l’impossibilité d’une remise de gaz en courte finale de la 28 du fait du relief environnant.
D’autres accidents du même type se retrouvent dans les rapports des différents organismes en charge de la sécurité. Autre exemple cité par le NTSB aux Etats-Unis, celui d’un pilote souhaitant effectuer un atterrissage court lors d’un contrôle en vol. Étant concentré sur son point d’aboutissement, sa vitesse, la position des volets, il oublie la procédure habituelle et peu avant le toucher des roues, l’avertisseur de train non sorti retentit mais l’atterrissage est effectué ainsi…

Distraction et interruption de tâche
La CAA britannique a édité une brochure de 16 pages sur la « distraction et l’interruption » lors d’opérations en aviation générale, « deux aspects du vol qui exigent une prise en compte et une atténuation de la menace ». Ces deux causes peuvent en effet entraîner une perte de contrôle, une collision, une pénétration en espace aérien contrôlé. En aviation commerciale, l’accident emblématique est le crash d’un Tristar en décembre 1972 dans les Everglades. Tout le cockpit était concentré sur un unique problème de témoin lumineux de train d’atterrissage, sans s’apercevoir que le PA avait été involontairement déconnecté. Personne ne pilotait l’appareil jusqu’au crash.
Dans la plupart des cas de ce type de situation, le pilote (ou l’équipage) a été « écarté »
de sa tâche principale, à savoir piloter et naviguer. D’où la nécessité d’avoir une stratégie
et de l’auto-discipline en la matière, avec notamment le concept de TEM (Threat and Error Management, gestion des erreurs et des menaces). La CAA fait la distinction entre « distraction » et « interruption » (de tâche). Dans le premier cas, l’attention du pilote est attirée en l’écartant de ses tâches. Ce peut être momentanée ou maintenu dans le temps, avec une réduction de la capacité mentale. Dans le second cas, il s’agit d’un facteur impromptu qui se développe et exige votre attention. Il faut alors réfléchir et décider si une réaction est nécessaire, et s’il faut modifier ou suspendre la tâche initiale en cours.
Dans les deux cas, la menace est présence car cela accapare votre système cognitif, une situation généralement mal traitée. Le phénomène peut-être insidieux et l’être humain n’est pas toujours conscient des effets négatifs à venir. Il faut réaliser rapidement des jugements sur laquelle des tâches poursuivre, en se basant sur un nombre limité d’informations, et se baser sur sa mémoire pour une résolution positive de la tâche initiale en cas d’interruption.
En cas d’interruption de tâche, il peut être aisé d’oublier de reprendre la tâche entamée, surtout si elle exige un fort niveau de capacité mentale, faisant oublier que la première tâche n’a pas été menée à bien. Ou si elle est reprise, des erreurs peuvent se glisser dans son accomplissement. L’organisme humaine n’est pas bien adapté pour du multi-tâches, devant choisir s’il poursuit la tâche initiale ou bascule sur la nouvelle. En équipage à deux, un filet
de rattrapage peut exister, cela n’est pas le cas en mono-pilote.
Si de telles menaces peuvent survenir dès la prévol, c’est encore le cas en vol, en présence de passagers par exemple, une source importante de distraction ou d’interruption de tâche.
D’où la nécessité de faire la prévol en amont ou de les écarter pour être « au calme », et aussi de faire un briefing sur les « bonnes pratiques » à bord. Ce peut-être un cockpit « stérile » (silencieux) lors des phases critiques (décollage et atterrissage). D’autres causes de « dispersion » de l’attention peuvent provenir de la gestion d’un instrument, de la chute d’un objet sur le plancher…
Des stratégies d’atténuation
La première est de connaître ces menaces, le simple fait de savoir qu’elles peuvent survenir, est déjà un bon point avec la prise en compte de nos vulnérabilités. Ces phénomènes
sont subtiles et insidieux, se mettant en place sans prévenir et on en a souvent conscience qu’après coup…
Il faut donc traiter toutes les distractions et interruptions comme des alarmes. Il faut s’assurer que des tâches importantes ou critiques n’ont pas été oubliées. Il faut donc revenir à la tâche originale, en prenant du recul pour éviter d’agir dans la précipitation, sauf urgence. Il faut redéfinir les priorités, déterminer quelles tâches doivent être suspendues ou modifiées.
Il faut « revenir en arrière » là où s’est mise en place la « distraction », que ce soit physiquement
(lors de la prévol) ou mentalement (projet d’action). Si l’interruption a été longue, un mode opératoire multi-tâches peut être nécessaire pour vérifier que d’autres tâches n’ont pas été négligées comme le « voir et être vu ».
Pour bien marquer le retour à la réalité, après les effets d’une distraction ou d’une interruption, la CAA recommande pour regagner une bonne conscience de la situation de se poser des questions :
– qu’étais-je en train d’effectuer ?
– où en étais-je quand j’ai été interrompu ?
– que dois-je faire pour revenir « sur l’axe » ?
Ce peut être le cas en vent arrière quand une procédure a été interrompue par un appel du contrôle… pour éviter un oubli (pompe électrique, réchauffage carburateur, volets, train…).
Un certain degré d’activité multi-tâches
Même si ce n’est pas le point fort du fonctionnement de l’organisme humain, piloter exige un certain degré de capacité multitâches. Ceci peut être facilité par une bonne anticipation et une priorité. Le cerveau ne peut pas vraiment séparer ses centres de concentration mais pour des tâches basiques, celles-ci peuvent être assurées de façons inconscientes tandis que d’autres tâches sont menées de façon plus consciente. Un pilote disponible peut tenir une altitude, tout en discutant avec son passager mais cela ne serait pas le cas s’il fallait en plus diffuser un message sur la fréquence et chercher des données sur sa tablette.
Quand on réalise plus d’une tâche complexe, il faut constamment passer d’une tâche à l’autre, une gymnastique que le cerveau humain ne sait pas faire de façon efficace. Le va-et-vient d’une tâche à l’autre peut être amélioré avec entraînement et discipline, mais des pilotes ayant peu d’expérience récente auront des difficultés à gérer de multiples tâches. Car même des actions menées inconsciemment, comme la tenue d’altitude, exige une prise de données, comme un contrôle instrumental.
Tout ceci en prenant en compte des conditions de vol idéales, sans turbulence, ou sans
autre tâche impromptue à prendre en compte. Avec le concept de TEM, on peut ainsi imaginer les phases de vol à haute charge de travail, favorables au phénomène de distraction.
Il faut donc éviter d’ajouter des tâches supplémentaires dans de tels moments, d’où l’anticipation : préparer une fréquence en stand-by, changer de réservoir, préparer son arrivée…
En résumé, il faut être conscient que des « distractions » ou des « interruptions de tâches » peuvent survenir à tout moment d’un vol et que le cerveau humain n’est pas bien armé pour les gérer, d’où une vigilance particulière à mettre en place surtout en aviation générale avec du pilotage en mono-pilote. Une stratégie est nécessaire pour « revenir rapidement dans l’avion » et ne rien oublier au passage… ♦♦♦
Pour aller plus loin :
– Train rentrant, vérification en finale !
– Gare à la précipitation…
– la brochure de la CAA sur le sujet en téléchargement :
DistractionCAA