Il y a 80 ans, le 15 mai 1938, l’exploit qui inspira le film « Le ciel est à vous » (1943).
Ce film de Jean Gremillon, tourné à l’été 1943, fut projeté au cinéclub du collège de mon enfance et fut à l’origine de ma passion du pilotage. Il raconte l’histoire de Madame Dupeyron, épouse du garagiste de Mont-de-Marsan qui, le 15 mai 1938, alla d’une traite d’Oran en Irak, à Tel el Aham, à 150 km de Bassora, soit 4.500 km de vol ou encore 24 heures passées dans un cockpit étroit à l’air libre.
Charles Lindbergh passa lui 38 heures dans une cabine vaste et fermée. Contrairement à ses homologues anglaises qui, à la même époque, faisaient en biplan De Haviland Moth le voyage Angleterre-Australie, Andrée Dupeyron ne rechercha pas la gloire. Elle ne raconta pas son périple dans un livre et s’en retourna auprès de son mari et de ses enfants, d’Irak à Mont-de-Marsan dans son Caudron Aiglon, sans daigner prendre le Bourget comme point de retour comme l’exigeait la tradition.
Nonobstant les problèmes de navigation, quelle santé eut cette femme ! Il y a de nombreuses années, j’ai fait aux commandes de mon Jodel DR-1050 Sicile un retour sans escale Ibiza/Toussus-le-noble. A la fin du trajet, pour vaincre l’ankylose, je ne cessais de m’agiter sur le skaî de mon siège. Comment Andrée Dupeyron se débrouillait-elle ? Eut-elle recours, pour vaincre la faim, aux bananes emportées par Lindbergh ou, pour ses besoins naturels, au dispositif monté par Geoffrey De Havilland Jr, le fils du constructeur, sur le DH-60 Moth de la séduisante Jean Batten ?
L’avion du record…
C’était un Caudron Aiglon C-610, version « long rayon d’action », construit en 1935 en 2 exemplaires, gréé en monoplace et équipé de carénages spéciaux qui faisaient passer la vitesse maximum de 211 à 232 km/h. Le moteur était un Renault 4 cylindres bengali de 100 ch. L’avion emportait 730 litres de carburant et 50 litres d’huile.
Le problème de Madame Dupeyron était de faire décoller un tel engin car, au décollage avec tous les pleins faits, l’avion pesait quelques 1.300 kg pour un Bengali de seulement 100 ch. Il fallait décoller dans la fraicheur du matin de la piste en terre battue d’Oran. L’hélice était à pas fixe et imposait un roulage de près de… 1.000 m avant l’envol, ou encore une course au sol de près d’une minute. Par ailleurs, les carénages de roue étaient très fragiles et trop de rebonds au décollage ou à l’atterrissage les endommageait.
Le vol…
Après un décollage à 8h00 du matin le 15 mai 1938, Andrée Dupeyron traversa l’Algérie pour longer la côte libyenne et rattraper, après Benghazi, la côte égyptienne. Attendue le 16 mai à Bassora, on resta sans nouvelles pendant près de trois jours. Les aviations anglaises, italiennes et françaises commencèrent les recherches et ce n’est qu’au soir du 19 mai qu’on apprit qu’elle s’était posée sans encombre à 150 km au nord de Bassora, au lieu dit Tel el aham, battant ainsi de plus de 100 km le record mondial de distance féminin en monomoteur que venait d’établir Mademoiselle Elisabeth Lion en atterrissant le 14 mai à Abbadan (100 km à l’est de Bassora). Elisabeth Lion venait sans escale d’Istres à bord de l’autre C-610 Caudron Aiglon de record construit en 1935.
Les journaux aéronautiques de l’époque eurent un certain mal à tirer les conséquences d’une telle prouesse. Les conséquences techniques permettaient de constater, une nouvelle fois, qu’un avion de tourisme presque de série était capable de voler 24 heures d’affilée. Les conséquences sur la navigation aérienne étaient de vérifier encore qu’en l’absence de radio de bord, le plus simple était de suivre le cap et un trait de côte. Les conséquences humaines soulignaient une fois de plus les qualités d’obstination et d’endurance des femmes pilotes. Restait la fibre patriotique si importante en ces temps troublés. Le ministre de l’Air de 1938 ne s’y trompa pas : il exalta dans les journaux les qualités bien françaises de Madame Dupeyron.
Le film…
Ces qualités françaises, bien dans l’air de la propagande vichyste, donnèrent au cinéaste Jean Gremillon, après son succès de « Lumière d’été » (avec Madeleine Robinson, Madeleine Renaud et Pierre Brasseur, en 1943), l’idée d’un nouveau film. Le scénario, concocté par le Belge Charles Spaak, s’inspirait d’une histoire vraie, celle d’une femme de garagiste de province qui, ayant appris à piloter, était devenue recordwoman du monde d’aviation en battant le record féminin de distance du vol sans escale.
Après quoi, elle était rentrée chez elle et on n’en avait plus entendu parler. J’ai eu entre les mains le numéro de la revue « Marie Claire » du 1er Juillet 1938. Le scénario du film est déjà là, presque complet avec son découpage. Au cours de l’été 1943, le film fut tourné en partie au Bourget, à Moret, à Chelles et à Lyon-Bron. Charles Vanel y joua le rôle du garagiste de Mont-de- Marsan tandis que Madeleine Renaud prit celui de Madame Dupeyron.
Les Allemands surveillèrent de près le tournage. Car on trouve dans le film, sur l’aérodrome de Lyon-Bron par exemple, un ramassis d’avions de l’époque dont un Fieseler Storch faisant un simulacre de voltige, un Caudron Luciole, un Messerschmitt Taifun, un DC-2 de la Luftwaffe de la ligne Allemagne-Portugal, deux Caudron Goéland et l’avion de l’héroine, un Caudron Aiglon biplace avec une tôle couvrant la place avant.
L’aérogare de Bron, première aérogare 1930 de style « paquebot », avec un Caudron Goéland.
Le nez du Me-108 Taîfun avec l’Aiglon en arrière-plan. Au premier plan, Charles Vanel et Madeleine Renaud.
Le « Ciel est à vous » eut, à sa sortie en salle en février 1944, un certain succès. Cependant il devint l’enjeu d’une polémique mémorable et même historique car pour les Pétainistes, il montrait de braves gens, respectueux de l’ordre social établi, mais néanmoins capables d’innovation et pour les autres, il exaltait le féminisme, alors que la propagande de Vichy prônait la femme au foyer.
Laissons à Jacques Siclier, dans « La France de Pétain et son cinéma », le soin de la conclure : « La vérité, une fois de plus, est dans le film lui-même : une oeuvre de cinéma profondément française par son réalisme intimiste et psychologique, la limpidité, la beauté classique de son style, et aussi l’histoire d’une passion dans laquelle, thème cher à Grémillon, un être va jusqu’au bout de lui-même, se dépasse quoi qu’il puisse arriver ».
Il faut ajouter que, malgré de grandes qualités et en dépit des querelles que le film provoqua, un purgatoire allait commencer pour Grémillon. Après avoir pris une part active au mouvement de résistance du cinéma français, au sein du « Comité de libération du cinéma », il devait, une fois la Libération arrivée, rencontrer une série de déceptions et de projets avortés. C’est même à partir de ce moment que sa carrière prit un tour vraiment dramatique, jusqu’à sa disparition prématurée.
Les vrais Dupeyron à l’été 38, au moment du raid…
Derrière leur garage bien rangé vendant des voitures neuves, il y avait leur « usine d’aviation » où Monsieur Dupeyron réparait ou modifiait les avions de l’aéro-club de Mont-de-Marsan.
Andrée Dupeyron en 1938, en avion…
…et chez elle.
…avec l’auto familiale, chargée de fleurs, de parents et d’amis, promenant l’héroïne à travers la ville.
La passion des records d’aviation ne quitta pas Madame Dupeyron. En 1949, grand-mère depuis quelques années, elle tenta de ravir à la Russe Grisodobouva le record de distance sans escale en vol solo, en reliant Mont-de-Marsan à Jiwani, près de Karachi soit pratiquement 6.000 km en 31 heures de vol. Pour cela, elle avait acheté le Morane MS-571 n°02 F-BEJK, un quadriplace métallique équipé d’un moteur Renault de 140 ch, croisant à 210 km/h et construit seulement à six exemplaires.
Et voici la fin du film…
Monsieur et Madame Dupeyron (Charles Vanel et Madeleine Renaud), devant le Caudron Luciole, le Stampe de l’avant-guerre, sur lequel elle vient d’être lâchée. Remarquez le voyeur à la place arrière du Luciole !
L’arrivée de Madeleine Renaud à l’aérodrome de ses débuts…
Ce fut le plus beau rôle de Madeleine Renaud (1900-1994) au cinéma. De plus « Le ciel est à vous » est le seul film qui montre un aéro-club, ses réunions de notables, ses fêtes devant et sous le hangar et, comme je l’ai connu, ses baptêmes d’avions… ♦♦♦ Jean-Philippe Chivot