Pression à effectuer un vol à titre onéreux et mauvaises conditions météo…
En juin 2024, un pilote décolle aux commandes d’un ULM Shark de Lannion avec une passagère dans le cadre d’un vol à titre onéreux. Le but est d’aller survoler l’île d’Ouessant
à environ 120 km. Après avoir quitté la fréquence d’auto-information de Lannion et contacté
le SIV Iroise, le pilote indique qu’il va naviguer le long du littoral en montant à 1.500 ft.
Le contrôleur lui donne le QNH. Ce sera le dernier échange radio…
Rapide perte de contrôle…
Quelques minutes plus tard, l’appareil descend à environ 600 ft pour éviter des nuages et enchaîne deux virages avec d’importantes variations d’altitude. Les paramètres varient très rapidement, l’altitude passant de 800 à 1.800 ft, la vitesse diminuant jusqu’à 50 km/h, alors que le manuel annonce 60 km/h de vitesse de décrochage à la masse maximale en configuration Atterrissage et 75 km/h en configuration lisse. L’alarme de décrochage se déclenche. Le facteur de charge peut alors atteindre 0,2 g. Régime moteur et pression d’admission chutent brusquement.
L’ULM descend ensuite à 10.000 ft/mn jusqu’à 540 ft avec une ressource sous près de 8 g, les paramètres moteur se rétablissant. Peu après, observé par un témoin au sol, l’appareil rentre à nouveau dans la couche, monte à 1.150 ft avec 2.500 ft/mn au vario, la vitesse descendant à 68 km/h. L’ULM finit par entrer en collision avec le sol, avec une très forte assiette à piquer (estimée entre 45 et 90°) et une vitesse importante.
L’appareil était équipé d’un parachute de cellule qui n’a pas été utilisé. Le tableau de bord avec deux EFIS Dynon comportait un pilote automatique 2-axes, contrôlant ailerons et profondeur, avec une fonction Level utilisable en situation d’urgence, le système « recherchant immédiatement une vitesse verticale et une inclinaison nulle », même pilote automatique inactif. L’activation/désactivation du PA était située sur chaque manche latéral.
Le rapport du BEA précise que les « baisses rapides de la pression d’admission et du régime moteur durant la première perte de contrôle sont très probablement dues à une attitude inusuelle de l’ULM et/ou au facteur de charge faible » (0,2 g).
L’enquête a révélé que les « systèmes avioniques enregistrent aussi différents messages d’alerte. Les messages « Roll Servo Offline » et « Pitch Servo Offline » ont été enregistrés cinq minutes avant la perte de contrôle. Cela indique que les servocommandes du PA ne communiquent plus avec le système ou ne sont plus alimentées électriquement. Les données enregistrées ne permettent pas d’en déterminer la raison. Cela peut notamment survenir lorsque le disjoncteur-interrupteur du PA, situé sur le tableau de bord avant, est désenclenché. Dans une telle situation, il est impossible d’utiliser la fonction Level ».
Les conditions météorologiques
Pour la prise de décision en matière de conditions météorologique, les données disponibles pour le vol prévu étaient constituées des Métar et Taf de Brest ainsi que de la Temsi. Au départ, le Métar automatique de Lannion indique notamment une visibilité supérieure à 10 km avec ciel couvert à 1.400 ft, 19°C pour 16°C d température de point de rosée (spread faible).
Le Taf long de Brest prévoit au moment du vol un ciel couvert à 600 ft, temporairement une visibilité de 2 km avec bruine, ciel couvert à 200 ft, risque modéré de brouillard avec visibilité réduite à 500 m. La carte Temsi affiche une couverture en stratocumulus bas avec une épaisseur comprise entre 3.000 et 7000 ft et base entre 1.000 et 2.000 ft, une visibilité inférieure à 8 km. Pour le secteur d’Ouessant, la base des stratus est comprise entre 500 et 1.000 ft avec présence locale de brumes et brouillards, une visibilité réduite, localement inférieure à 1,5 km.
Ces très mauvaises conditions ont été confirmées par des témoins au sol, avec un plafond estimé entre 420 et 530 ft et une visibilité inférieure à 600 ft sur le site de l’accident. Elles sont totalement incompatibles avec un vol en VFR. « L’enquête n’a pas permis de déterminer de quelles informations météorologiques le pilote disposait avant son départ. En revanche, ce dernier a entrepris ce vol alors que les conditions météorologiques étaient marginales sur l’aérodrome de départ et que les informations météorologiques disponibles indiquaient des conditions défavorables au vol à vue sur l’itinéraire prévu ».
Un vol à titre onéreux
Le pilote était le propriétaire de l’ULM et le gérant d’une société créée en 2015 pour proposer des baptêmes de l’air. Âgé de 60 ans, il était titulaire d’une licence de pilote ULM (multi-axes et autogire) datant de 2012 et 2015 et de l’emport de passager. Il totalisait environ 450/500 heures de vol en ULM dont 28 dans les trois mois et 7h30 dans les 30 jours sur le Shark.
En 2012, il avait obtenu un PPL(A) mais sa SEP n’était plus valide après 163 heures sur avion. « L’instructeur qui l’a formé au PPL a indiqué que, dans le cadre de cette formation, le pilote avait suivi uniquement une séance de vol sans visibilité, lors de laquelle il avait effectué un demi-tout sans références visuelles extérieures ».
Le site internet de la société proposait différents circuits à la vente avec notamment un itinéraire Ouessant-Bréhat, peu différent de celui visé le jour de l’accident. Ce vol avait été initialement prévu le 15 juin mais annulé par le pilote en raison de conditions météorologiques défavorables d’où son report au 23 juin – la compagne du pilote a indiqué qu’il avait l’habitude de vérifier les prévisions météorologiques avant de partir en vol, ayant notamment consulté le site Windy avant le vol du 23 juin. Ce jour-là, le pilote est arrivé en retard alors que d’autres personnes avaient également rendez-vous à la même heure pour un baptême de l’air que le pilote a dû annuler pour réaliser le vol avec la passagère vers Ouessant.
Le rapport précise que « la pression induite par l’emport d’une passagère a pu conduire le pilote à maintenir son projet de navigation car le vol avait déjà été annulé une première fois.
De plus, le vol acheté pour la passagère était Ouessant, à l’ouest de Lannion. Le pilote a donc pu être incité à se diriger vers l’ouest alors que les conditions étaient plus propices au vol à vue dans le secteur est de Lannion. Une fois le vol débuté, il était d’autant plus difficile pour le pilote de prendre la décision de modifier l’itinéraire de celui-ci ou d’écourter le vol ».
Cadre juridique du transport commercial de passagers
Le BEA rappelle le cadre juridique du transport commercial de passagers : « Le transport aérien commercial de passagers, ou transport public, est une activité qui est régie par un ensemble d’exigences réglementaires. En France, seules les entreprises disposant d’une licence d’exploitation et d’un certificat de transporteur aérien (CTA) sont autorisées à transporter des passagers contre rémunération. Ces entreprises sont plus communément appelées compagnies aériennes. L’arrêté du 23 septembre 1998 relatif aux ULM précise que, pour ces appareils spécifiques, les vols de transport aérien public sont interdits, à l’exception des vols locaux, lesquels sont définis à l’actuel article R6412-4 du Code des transports ».
Par ailleurs, le « vol local y est défini comme « un vol sans escale dont les points de départ et d’arrivée sont identiques, au cours duquel l’aéronef ne s’éloigne pas à plus de 40 kilomètres de son point de départ et, sauf pour les […] ULM, d’une durée de moins de 30 minutes entre le décollage et l’atterrissage ». À la date de l’accident, il n’existait pas d’exigence réglementaire particulière pour ces vols locaux à titre onéreux en ULM, hormis les règles d’aviation générale, applicables à l’aviation sportive et de loisir. Ainsi, un transport aérien de Lannion vers Ouessant contre rémunération est normalement effectué par une compagnie aérienne certifiée afin de garantir un niveau de sécurité élevé aux passagers ».
Depuis, la réglementation a évolué dans ce domaine avec un nouvel arrêté en date du
17 février 2025 traitant des conditions d’utilisation des aéronefs ultralégers motorisés et notamment des vols onéreux, vols de découverte et vols à sensation. Ces nouvelles dispositions, mises en place après plusieurs accidents, entreront en vigueur au 1er juillet 2025 et à compter du 1er avril 2026 pour certains points.
Transport illicite
Le rapport du BEA précise qu’il « est notamment rappelé sur le site du ministère chargé des Transports, à la page Transport public ou privé, que lorsqu’un vol de transport commercial est réalisé par un transporteur non autorisé, le niveau de sécurité n’est pas garanti et qu’en cas d’accident, les passagers ne seront probablement pas couverts. En effet, les assureurs insèrent, dans les contrats, une clause générale leur permettant de se dégager en cas d’accident impliquant un transport illicite ».
« La DTA et la DSAC organisent chaque année des réunions et des formations à l’attention des DSAC-IR et des BGTA sur le thème du transport public illicite. La DTA a indiqué au BEA que ces formations ne sont à ce jour pas programmées pour les unités de la Police nationale ayant un aérodrome dans leur zone de compétence, comme c’est le cas à Lannion ». La société proposant des baptêmes en ULM à Lannion « faisait sur son site internet la publicité de vols qui n’étaient pas conformes à la réglementation. Cependant, la société n’a pas fait l’objet de contrôle des autorités juridiques ou administratives ».
Enseignements de sécurité
Le BEA rappelle que le « parachute de secours, s’il est utilisé à temps, peut atténuer les conséquences » d’une perte de contrôle suite à un pilote privé des références visuelles extérieures lors d’un vol à vue, perte de contrôle pouvant survenir très rapidement. Une étude américaine portant sur l’accidentologie liée à la perte des références visuelles a révélé que « les pilotes sous-estiment souvent les dangers associés à la perte de références visuelles et/ou surestiment leur capacité à récupérer la situation », d’où la préconisation « d’intégrer la sensibilisation aux dangers de la perte de références visuelles dans la formation continue des pilotes ». Et le NTSB de compléter en « préconisant notamment aux pilotes de rester lucides sur leurs capacités, de ne pas céder à des pressions extérieures pour réaliser ou poursuivre un vol et de chercher à se former ».
En résumé :
– au vu des conditions météorologiques, l’appareil aurait dû rester au sol.
– la prise de décision dans ce type de situation doit mener au renoncement.
– un demi-tour s’imposait dès les premières minutes du vol pour éviter le syndrome de la destinationite.
– ne jamais se limiter à une seule source pour la météo. Se méfier des Métar automatiques. Un « spread » de 3°C (écart entre température ambiante et point de rosée) doit constituer une alerte pour des nuages bas, de la brume ou du brouillard possible.
– il ne faut pas négliger l’influence, directe ou indirecte, de passagers n’ayant aucune compétence aéronautique, surtout si de l’argent entre dans l’équation (co-avionnage…). Il faut savoir dire Non.
– en cas d’urgence, PA, fonction Level et parachute de cellule doivent être utilisés. Ils ne doivent pas inciter à diminuer les marges de sécurité. ♦♦♦
Rapport du BEA en téléchargement
SharkLannion